Le virage numérique, par une possibilité d'accéder à distance aux services publics, avait pour but de palier les effets de la suppression de services locaux et de compenser l'éloignement physique. Mais le numérique, considéré initialement comme un moyen, est devenu une fin en soi qui occupe tout l'espace, au détriment de services de proximité qui ont été peu à peu réduits. Il contribue ainsi à l'affaiblissement de l'accès aux droits du fait notamment d'une vulnérabilité technologique ajoutée à une vulnérabilité territoriale.
Le virage numérique a externalisé les opérations depuis l'administration vers les usagers : les bénéficiaires doivent alors instruire leurs dossiers en lieu et charge de l'administration pour prétendre à leurs droits. La qualification des informations nécessaires à la demande de droits s'avère parfois complexe et met ainsi en péril l'accès à ces droits. Les obstacles rencontrés complexifient et retardent l'accès aux prestations sociales.
Une accessibilité optimale aux droits devrait s'appuyer sur la multiplicité et une diversité des modes d'accès aux services publics et non pas reposer exclusivement sur le numérique. Or la tendance actuelle est plutôt d'accompagner les usagers dans l'utilisation du numérique et non de les rapprocher des services publics : la dématérialisation est alors devenue une fin en soi et il devient légitime de se poser la question de la valeur sociale ajoutée du numérique.
Ces thématiques ont été abordées lors d'un colloque interdisciplinaire : Usagers et usagères : face à la dématérialisation des services publics, organisé par cinq chercheuses (L. Camaji, L. Carayon, L. Isidro, L. Joly et C. Magord) et soutenu par l’Institut François-Gény ainsi que par l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris).
Lors de ce colloque, l'intervention de David Charbonel (juriste, université de Limoges) démontre comment l'expansion numérique se traduit par un recul territorial. On comprend qu'il devient alors difficile pour les usagers qui sont peu autonomes en matière de mobilité d'accéder aux services publics et donc à leurs droits.
Il est également mis en lumière les effets hétérogènes des télé-services selon les usagers : la dématérialisation accroît l’autonomie administrative des personnes qui sont à l'aise avec l’outil informatique, mais elle crée de nouvelles formes de vulnérabilités. En effet, certains usagers, auparavant autonomes, ont dorénavant besoin d'un accompagnement dans leurs démarches.
Un article publié en 2022 dans la Revue des politique sociales et familiales montre comment la dématérialisation laisse à l'écart les plus précaires. Dans une logique de responsabilisation individuelle des bénéficiaires des prestations sociales, l'obtention des droits est conditionnée à des comportements et à des compétences numériques.
Laure Camaji (juriste, maîtresse de conférence à l'université Lumière Lyon 2) explique clairement dans une vidéo consacrée aux technologies numériques et à l'accès aux droits sociaux comment (à 10 min 10 de la vidéo) l'accès aux droits est mis en péril chez certains usagers du fait de la complexité de certaines opérations et de la difficulté être aidé dans les démarches.. L'autonomie de l'usager, souhaitée et revendiquée par l'administration, implique que les bénéficiaires "fassent seuls" en étant privés de soutien direct.
On comprend alors aisément toutes les difficultés que peuvent rencontrer les personnes autistes du fait d'une impossibilité à demander de l'aide ou initier des démarches complexes et anxiogènes.
De même que le déchiffrement des CAPTCHAs est impossible pour les personnes aveugles ou malvoyantes (les privant d'accès à certains services publics en ligne), le manque de clarté dans les consignes, le recours à l'implicite ou la multiplicité des actions successives à réaliser pour compléter une démarche en ligne représentent des barrières qui peuvent rendre difficile l'accès de l'administration numérique aux personnes autistes.
Pour ces raisons, certaines d'entre elles n'obtiennent pas les droits qui leurs ont été pourtant accordés et notifiés. Les nouvelles conditions d'accès aux droits, avec l'interface numérique, génèrent ainsi des exclusions sociales (démarches multiples et mode de relation en ligne imposé, sans alternative).
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